La minute réflexion

Plaidoyer pour l’altruisme

ALTRUISME
Oubliez tout ce qu’on vous a appris, c’est à une nouvelle manière de penser l’homme que Matthieu Ricard appelle. Moine, bouddhiste et disciple du dalaï lama, il est l’auteur de ce Plaidoyer pour l’altruisme, en librairie depuis le 19 septembre. Un ouvrage à l’ambition encyclopédique, mais aussi laïque, qui déborde de pertinence en période de crise.

Les preuves sont là. Non, nous sommes pas des êtres égoïstes mus par le seul désir de maximiser notre intérêt. Non, la société n’est pas plus violente aujourd’hui qu’hier. Oui nous pouvons changer notre manière d’être et donc coopérer davantage, pas seulement à un niveau individuel mais aussi à un niveau collectif.

Qu’il s’agisse de l’économie, de l’environnement, de notre bien-être et de nos relations aux autres, nous gagnerions tous à reconnaître et à cultiver l’altruisme.

Le HuffPost: La science le montre, l’altruisme est partout, inné chez les enfants, présents chez les animaux… Alors pourquoi avoir écrit ce livre?

MR: Parce que tout le monde ne pense pas comme ça. Il y a souvent cette idée que nous sommes tous des égoïstes. Quand j’ai travaillé sur le sujet je pensais que l’altruisme existait, que ce n’était pas la peine de le prouver, mais je ne m’attendais pas à ces courants de pensée très forts, les philosophes à partir du XVIIè siècle comme Hobbes, des psychologues du début du XXè siècle et les économistes néoclassiques pour lesquels l’altruisme est inconnu au bataillon. L’altruisme, ils n’y croient tout simplement pas. En résumé, ils disent: “gratter à la surface d’un altruiste et c’est l’égoïste qui va saigner”. Autrement dit, si on est bien malin et perspicace, on trouvera toujours une motivation égoïste à un acte altruiste.

Et vous contestez cette idée…

Cette théorie de l’égoïsme universelle, c’est vraiment un a priori. Il n’y a aucune étude scientifique qui donne la moindre crédibilité à cette idée. Mais comme cette idée demeurait dans l’ère du temps, il y a des scientifiques qui se sont dit : il faut montrer que l’altruisme existe grâce à des expériences. Quelqu’un comme Daniel Batson, un grand psychologue américain, a travaillé là-dessus pendant 25 ans avec tout son labo. Il a mis au point une trentaine de stratagèmes pour distinguer les comportements égoïstes des autres, et notamment de la détresse empathique, l’idée qu’on ne supporte pas voir souffrir les autres et qu’on leur vient en aide pour soulager notre détresse. Finalement, ils se sont rendus compte que certaines personnes se comportaient de manière authentiquement altruiste quelles que soient les circonstances. Rien ne confirmait la thèse que dans tous les cas, on était égoïste. Pour moi, ça revient à enfoncer des portes ouvertes, mais avec l’appui de la science cette fois-ci.

Qu’est-ce qui nous empêche d’être altruiste?

Il y a plusieurs choses. D’abord l’idée que nous sommes tous égoïstes, que ce n’est pas la peine d’essayer. Or, si vous analysez les actes des individus tout au long de la journée on remarque qu’en moyenne 70% de ceux-ci sont des actes qu’on pourrait qualifier d’entraide comme tenir la porte ouverte à quelqu’un, des petits gestes. La banalité du bien est beaucoup plus présente dans notre existence qu’on le croit, donc déjà c’est encourageant.

Deuxièmement, il faut se dire voilà, je sais qu’il faut faire un minimum d’efforts pour apprendre à lire, à écrire, à jouer aux échecs, donc comment se pourrait-il que d’autres aspects de nos existences comme l’attention ou l’altruisme seraient déjà à leur optimum dès le départ? Ca n’a pas de sens. Toutes nos capacités ont été entraînées jusqu’à un certain point. Donc cultiver l’altruisme, c’est l’idée qu’être exposé régulièrement à une idée ou à une manière de penser va changer votre cerveau.

Et pour cultiver l’altruisme, vous dites qu’il y a une technique de plus en plus populaire, c’est la méditation…

La méditation c’est un terme un peu mystique, exotique, mais la signification du mot méditation c’est cultiver, se familiariser avec une nouvelle manière d’être et cultiver ces qualités. Donc prenons l’altruisme. Il est évident que dans notre vie on connaît des moments d’amour inconditionnel vis à vis d’un enfant, vis-à-vis de quelqu’un, d’un animal que sais-je, et on n’a pas besoin de faire d’effort pour être altruistes à leur égard, souhaiter qu’ils soient en bonne santé, s’épanouissent dans l’existence. Le problème, c’est que ça ne dure pas. Cultiver, cela veut donc dire essayer de passer un peu plus de temps, par exemple dix minutes par jour, à emplir notre paysage mental d’amour altruiste, et si on est distrait d’y revenir, s’il s’évanouit de le raviver, c’est ça la méditation.

En quoi méditer peut-il nous faire changer?

L’expérience montre que sur le plan personnel on voit une différence. C’est prouvé scientifiquement, validé par nos connaissances sur la neuroplasticité. Le cerveau change lorsqu’il est soumis à un entraînement quelconque, qu’il s’agisse de jongler ou de méditer. C’est le cas chez des méditants qui totalisent 50.000 heures de méditation, mais aussi chez des personnes qui en ont fait 20 minutes par jour pendant un mois. Après quatre semaines de méditation quotidienne, on a observé des modifications fonctionnelles du cerveau, des modifications dans le comportement – plus de coopération, de comportements prosociaux, d’entraide – et même structurelles. On a par exemple remarqué que des zones du cerveau qui ont à voir avec l’empathie, avec l’amour maternel, avec des émotions positives étaient déjà légèrement plus volumineuse, donc il y a quelque chose qui s’est vraiment passé.

Est-ce que ça veut dire qu’il faudrait enseigner la méditation à l’école, au collège, au lycée ou à l’université?

Il faudrait enseigner la méditation, sous un autre nom, dès la maternelle et de manière totalement laïque et enlever totalement le label bouddhiste. La méditation, c’est vraiment une technique. Depuis 30 ans, le médecin John Kabat Zinn enseigne la réduction du stress grâce à la méditation de pleine conscience dans 300 hôpitaux aux États-Unis. C’est venu du bouddhisme, c’est maintenant totalement laïc. Autre exemple, celui de Richard Davidson à l’Université du Wisconsin et de son programme d’entraînement à la compassion et aux comportements pro-sociaux chez des enfants âgés de 4 et 5 ans. En dix semaines, grâce à trois séances de 30 minutes de méditation par semaine, on a réussi à stimuler les comportements pro-sociaux et altruistes chez les enfants. Les résultats sont incroyables.

Vous montrez d’ailleurs que les comportements altruistes existent déjà chez les animaux

Le fait qu’on ait mis en évidence des comportements comme celui de jeunes chimpanzés qui aident une vieille mère de leur espèce à s’hydrater parce qu’elle a du mal à se déplacer prouve que l’altruisme existe chez les animaux aussi, n’est-ce pas ? Si les bonobos sont capables d’avoir ce genre de comportements, pourquoi pas nous ? Il y a des centaines d’exemples de ce type impliquant des animaux, aussi bien dans la nature qu’à travers des expériences réalisées en laboratoire. Darwin lui même parlait de l’évolution des émotions et les reconnaissait tout à fait chez les animaux.

Reconsidérer notre relation aux animaux serait d’ailleurs une porte vers l’altruisme…

L’humain souffre d’une sorte de schizophrénie : nous sommes capables de manifester une certaine dose d’empathie et d’altruisme avec nos enfants, nos proches ou vis à vis d’autres êtres humains au travers de l’action humanitaire. Cependant, dès qu’il s’agit des animaux, l’être humain a une réticence à penser que ce sont des êtres sensibles à part entière. Bien sûr qu’ils ne vont pas aller manifester contre leur exploitation, ils n’ont pas une capacité d’engagement politique comparable à la notre… Mais ce serait absurde que les émotions, l’altruisme, l’empathie soient tombées du ciel uniquement pour et envers l’espèce humaine sans qu’il n’y ait eu des millions d’années qui ont préparé cela. Il n’y a aucune césure entre les différentes étapes de l’évolution.

Que faut-il faire dans ce cas?

Il faut revoir notre copie. Aujourd’hui nous éloignons tous les abattoirs hors de notre vue : loin des yeux, loin du coeur. En réalité, on ne veut pas voir qu’un milliard et demi d’animaux terrestres sont tués par an pour notre consommation. Or, ces animaux ne sont pas des machines. C’est aberrant d’en faire des objets, ça n’a pas de sens. Gandhi disait que l’on peut mesurer le degré de civilisation à la façon dont les hommes traitent les animaux. Évidemment ils n’ont pas de plans à long terme, mais le manque d’empathie à leur égard menace le monde d’une psychopathie collective. Kafka disait “La guerre est un prodigieux manque d’imagination”. Il est devenu végétarien d’ailleurs, un jour en regardant un aquarium, il a dit “maintenant, je peux vous regarder en paix, je ne vous mange plus.” (rires)

Mais en quoi être végétarien peut-il avoir un impact altruiste qui dépasserait le cadre de notre alimentation personnelle?

Je suis végétarien par choix car c’est beaucoup mieux pour les animaux mais aussi pour la santé et l’environnement. 775 millions de tonnes de maïs et de soja sont cultivées dans les pays en voie de développement afin d’être envoyés dans les pays développés nourrir les élevages industriels. Le rendement est nul! Il faut 10 kilos de protéines végétales pour produire 1 kilo de protéine animale. C’est le monde à l’envers…

Ensuite il y a un coût humain, parce que ces légumes sont enlevées aux populations qui ont besoin de nourriture, mais il y a également un coût environnemental puisque les excréments des grands élevages bovins sécrètent du méthane, une des premières causes du réchauffement climatique.

Enfin, il y a une question éthique vis à vis des animaux, une question vis à vis de la santé humaine, une question vis à vis de la pauvreté et une autre vis à vis de l’environnement. Selon les Nations Unies, manger beaucoup moins de viande serait une des meilleures façons de réduire les inégalités et les problèmes environnementaux… Il ne s’agit pas de devenir des végétariens fanatiques, mais de se réguler pour arrêter ce massacre permanent.

Il y a aussi l’économie tournée vers les profits, en quoi une pensée comme l’altruisme peut-elle être compatible avec elle?

La théorie de l’homo economicus est que l’homme est raisonnable et cherche à maximiser ses intérêts. C’est une caricature réductionniste de l’être humain. Nombre d’économistes savent désormais que l’être humain ne se résume pas à ça, mais c’est vrai on a construit beaucoup de modèles économiques sur cette base. Néanmoins, il y a beaucoup d’économistes comme Amartya Sen, Joseph Stiglitz ou Dennis Snower qui mettent en avant le problème des biens communs: la qualité de l’air, les réserves d’eau douce, la démocratie et ça, ça concerne tout le monde.

Effectivement, si vous calculez uniquement votre intérêt personnel, vous n’avez aucune raison de vous en occuper. Donc avec la voix de la raison, la seule valable pour les économistes, il faut la voie du care, un terme peut-être encore meilleur que l’altruisme ou la compassion parce que si des gens disent I don’t care, je m’en fiche, ça la fout mal. Le care c’est donc la sollicitude, le fait d’être concerné par autrui. Et ça de plus en plus d’économistes y croient et essayent d’imaginer un système qui ne soit pas fondé uniquement sur la maximisation des intérêts égoïstes. La société fonctionnerait beaucoup mieux et ça correspondrait davantage à la réalité parce que les gens ne sont pas tous des égoïstes forcenés!

L’altruisme, ce serait donc la pensée du XXIe siècle?

Absolument! C’est le fil d’Ariane qui relie le court terme de l’économie, le moyen terme de la qualité de vie et le long terme de l’environnement. Sans l’altruisme, il n’y a aucun système intellectuel capable de prendre en compte les trois. Un économiste pur et dur vit au jour le jour, sans penser à l’avenir. Mais s’il a une considération pour autrui, il fera en sorte d’améliorer la qualité de vie des autres. S’il y a davantage de considération pour autrui, détruire la planète est inenvisageable.

Pourtant, il y a toujours des conflits, de la violence…

Il y a des causes aux violences. C’est la déshumanisation de l’autre. On dit que c’est des vermines, des pestes, des rats, on en fait des animaux. Il faut comprendre ces causes pour mieux lutter contre. Mais il y a aussi des forces qui créent une fausse idée de la réalité. Il suffit de regarder les actualités, il y a de la violence partout, la Syrie, le Soudan, les kalachnikovs à Marseille… Or c’est complètement faux.

Si vous regardez l’évolution de la violence au cours des siècle, la violence n’a cessé de diminuer au cours de l’Histoire. En Angleterre au XIVè siècle, il y avait 100 homicides par an pour 100.000 habitants, maintenant c’est 0,7. En Europe, le taux a baissé de 100 à 50 fois par rapport à il y a trois siècles. Le nombre moyen de victimes par conflit dans le monde était de 30.000 en 1950. Il est de 900 aujourd’hui. Alors bien sûr qu’il y a encore des conflits, mais si vous prenez l’ensemble global ça a diminué. La violence contre les enfants a diminué, la violence contre les femmes a diminué. Certes, il y a encore beaucoup à faire, mais beaucoup a déjà été fait.

On peut encourager la diminution de la violence…

On sait qu’il y a des facteurs de réduction de la violence et qu’on peut les encourager. Le statut des femmes, la démocratie… Prenons l’exemple de l’Europe. Au XIVè siècle il y avait 5000 entités politiques en Europe, à l’époque de Napoléon environ 250, et aujourd’hui une cinquantaine, qui sont démocrates, qui font du commerce les uns avec les autres… Il n’y a aucune chance que la Belgique entre en guerre avec l’Italie, zéro. Les pays qui entrent en guerre ont une démocratie dysfonctionnelle. Il y a donc un progrès indubitable, il faut le reconnaître car c’est encourageant.

Qu’est-ce qui vous semble le plus encourageant dans la société contemporaine ?

Ce qui fait le plus espérer, c’est de constater cette évolution dans l’humanité. La bonté est bien plus présente dans nos vies que ce que nous imaginons. On peut la cultiver au niveau individuel, mais aussi au niveau sociétal… Victor Hugo disait “Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu”, je crois que l’âge de l’altruisme est venu.

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