Vous ne l’avez, pour la plupart, pas connue.
Vous avez pu l’apercevoir entre les Varennes et Trébons, dans son pré, parfois.
Salomé? Une petite jument café-au-lait crins lavés, balzanes, belle liste, quelque chose comme 34 ans. Borgne, handicapée d’un antérieur sur les 15 ou 20 dernières années de sa vie, un caractère bien trempé (mais ses handicaps la plaçaient d’office au rang de dominée au pré; elle se plaçait toujours de façon à voir tous les membres du troupeau et ne se faisait jamais surprendre).
Tout ce que je sais d’elle, je le tiens de ses propriétaires. Ce ne sont que des histoires fantastiques qui jalonnent la vie de cette petite jument. Il y a forcément des erreurs dans mes souvenirs.
Du temps où elle était montée, elle n’acceptait ni homme ni qui que ce soit sur son dos. Pour parler plus clairement, elle les mettait à terre avec une facilité déconcertante. En revanche, sa propriétaire était tolérée et les enfants étaient bienvenus sur sa selle. Il me semble aussi que la faire monter dans un van était mission impossible. Par ailleurs, elle s’échappait en emmenant le troupeau. Mais pas juste aux alentours, non! Salomé, elle, faisait parcourir 30km en une nuit à sa harde! Un caractère de feu!
De ses filles, j’ai connu et débourré Kéa et Malice jeunettes.
Peu après, j’ai vu Salomé pleine de Pivoine.
Salomé, quasiment 25 ans, borgne, boiteuse, près du terme (cela veut dire prête à mettre bas, à pouliner, à accoucher), presque incapable de se relever une fois couchée, tant ses jambes avaient du mal à la soutenir, tant elle était fatiguée…
Cette Salomé donc, je l’ai vue sauter un obstacle de bien plus d’un mètre de pied ferme (sans élan), elle et son énorme ventre, elle et ses jambes fatiguées, pour se sortir de la menace d’un congénère.
La nuit de la naissance de Pivoine, j’étais là, j’ai vu les sabots sortir entourés de la poche…
Mais la jeune fille à mes côtés ayant bougé à cet instant (les jeunes, t’as beau leur dire de pas moufter, ça peut pas s’empêcher), j’ai vu Salomé se relever et rentrer le poulain dans son ventre. Si!
Puis Pivoine est née (à nouveau) pour de vrai 20mn plus tard (la jeune fille n’a même plus respiré du coup cette fois).
De ces trois filles, je sais que Kéa habite à Caraman et Pivoine à Ségreville, et qu’elles sont merveilleusement bien traitées. Quant à Malice, après quelques années prêtée à un club où elle n’a pas dû voir la vie en rose, elle est redevenue jument de propriétaire à plein temps, je crois; j’espère.
Salomé s’est échappée de chez elle dans la nuit de mercredi à jeudi dernier.
Dans la nuit noire.
Par un brouillard à couper au couteau.
Du haut de ses 34 ans, avec sa patte folle et son œil aveugle, elle a encore une fois tracé la route.
Elle n’a pas survécu au choc avec la voiture qui l’a fauchée. Elle est morte, mais libre.
Le conducteur, c’est rare, s’en sort indemne.
Toutes les personnes, me connaissant et passant sur cette route, m’ont appelée ce matin-là pour me demander s’il ne me manquait pas un cheval, “parce-qu’il y en a un de mort sur la route là-haut”. Non, il ne me manquait aucun cheval. Un reste d’égoïsme m’a commandé de ne pas aller voir ce cheval mort; de toute façon, il y a des chevaux partout dans le coin, j’étais partie du principe que ce cheval devait m’être inconnu.
Mais plus tard dans la matinée, un autre coup de fil, cette voix reconnaissable entre toutes, cette voix amie: “Ghislaine, dis-moi, ma jument s’est échappée cette nuit, tu ne l’aurais pas vue par hasard?”. Oh… Salomé…
Adieu jolie Salomé… Je me souviens très bien d’elle, de sa douceur quand je m’occupais d’elle lors des stages avec Ghislaine, toute douce avec l’enfant que j’étais, lors des changement de pré, de la distribution de nourriture… Malgré une grosse frayeur en nourrissant de nuit dans le pré lorsque je me suis retournée que j’ai vu un œil qui me fixait. Elle me suivait respectueusement, sans me bousculer.
Une grande dame qu’on n’oublie pas…
salomé nos routes se seront croisées une seule et unique fois, ce mercredi.