Depuis son arrivée, Suelta a réellement changé son comportement en box: elle ne démonte plus le box à force de galop devant la porte, ruades et sauts par-dessus la porte (plus ou moins bien négociés d’ailleurs) pour en sortir, ne force pas le passage comme pour sauver sa vie dès que la porte s’entrouvre, et ne cabre plus sur tout ce qui bouge dans son box – humains y compris.
Bref, sa vie et celle de ceux qui la côtoient ne sont plus en danger. Cependant, comme pour le cas de Quo, on ne change pas un cheval… Suelta est profondément stressée d’être enfermée, et si elle en a accepté les contraintes physiques, sa détresse psychique est telle que ses pieds n’arrivent pas à rester arrêtés…
Ses pieds bougent…
… aussi irrépressiblement que son désir, son besoin d’être ‘là-bas’ la prennent,
… et aussi longtemps que son cerveau reste branché sur ce ‘là-bas’ que ses yeux regardent avec tant de désespoir soumis.
Suelta se sent rassurée et se met à la disposition de tout humain qui veut bien s’occuper d’elle quand elle est au box. Mais dès que son attention peut se porter sur autre chose qu’un humain – les humains, ça fait travailler, il faut se concentrer sur les humains, les humains, ça occupe le cerveau et ça rassure – c’est ce merveilleux ‘la-bas’ qui l’envahit et ses pieds bougent vers lui, bougent, bougent, bougent…
Ils lui donnent sans doute l’impression de n’être pas prisonnière, ils évacuent cette impossibilité évidente à vivre cloitrée entre quatre murs: elle bouge, elle bouge, elle est libre, elle survivra donc…
Et c’est ainsi que Suelta, malgré elle, malgré nous, se forge une route bien tracée vers le tic à l’ours.
Ce tic, comme tous les autres, quand il sera installé, lui fournira bientôt sa dose d’endorphine, super drogue fabriquée par le corps; les endorphines permettent au cheval de se couper de la réalité et, ainsi, de pouvoir la supporter. Par la suite, Suelta risquera l’épuisement, la surcharge des tendons et les claquages qui s’ensuivent, l’usure prématurée des articulations, etc.
Anne, sa propriétaire, se trouve une nouvelle fois à devoir revoir l’avenir de Suelta, une mise en box chaque nuit ne semblant plus être raisonnable. Suelta pourra quoi qu’il en soit être ponctuellement enfermée si besoin est (transport, représentations en spectacle sur plusieurs jours, soins, etc.).
Parce que plongée dans mes lectures et peinée par Suelta, je me permets deux citations :
” La nature du cheval est d’ être en mouvement. ”
” La domestication ( des chevaux ) a ses avantages. Alors, les chevaux, en échange de la sécurité qu’ on leur offre, peuvent bien accepter d’ être montés ou de tirer la charrue, de rester parfois seuls dans un box, d’ être attachés ou transportés dans un van, etc…
Il est essentiel de les éduquer à accepter ces désagréménts, tout en veillant à ce que le nombre et l’ intensité des inconvénients de la domestication ne soient pas supérieurs à ceux de la vie sauvage. Les véritables restrictions comportementales sont celles qui sont permanentes et trop pénibles à supporter. “
Ce soir, j’ai observé Suelta de loin, planquée dans la voiture, durant presque 30mn.
Suelta est en box, avec un cheval bien connu d’elle – Quo – dans le box voisin, que seule une grille sépare.
Tous les poneys – donc y compris ceux auxquels elle semble attachée – étaient en stalle, à moins de 20m d’elle, donc moins loin que lorsqu’elle est en parc et qu’ils sont dans un autre parc.
Sa tête apparaissait à la fenêtre, mâchant du foin, puis, seconde après seconde, son regard se perdait vers un point qu’elle seule voyait et ses pieds se mettaient à bouger; son corps semblait danser doucement, harmonieusement, deux pas vers la droite, deux pas vers la gauche, deux à droite, deux à gauche, l’encolure scandant en réalité un trot plutôt qu’un pas, un embryon de piaffer sans doute…
Puis après des secondes qui s’éternisaient parfois en minutes, sa tête rentrait à nouveau; quelques instants à s’occuper du voisin, à prendre un peu de foin, à re-vivre dans le présent, quelques instants tolérables pour elle… et à nouveau, la curiosité l’emportant, sa tête réapparaissait, son encolure s’allongeant lentement vers un là-bas qui n’est pas ici, et ses pieds faisaient un pas, encore un, et encore un, et toujours, la danse recommençait.
Ce n’est pas encore du tic, elle agit non pas pour produire des endorphines, elle agit parce-que c’est plus fort qu’elle.
Mais dans combien de temps cette danse-demande muette deviendra un but en soi?
J’ai craqué. Je suis sortie de la voiture et ai fermé son volet.
Elle ne pourra voir cette nuit que son compagnon de box, ou l’extérieur mais en passant la tête chez Quo, donc en devant tenir compte de lui.
Elle ne pourra pas s’épuiser cette nuit, obligée de tenir compte de Quo, obligée de voir que tout va bien avec lui, elle ne pourra pas transformer son geste en tic.
Pas encore. En tout cas, pas cette nuit.
Suelta ayant changé d’écurie après sa rééducation, elle s’est alors retrouvée la nuit en box avec tous les chevaux enfermés eux aussi pas loin d’elle. De fait, son angoisse a diminué, et elle a cessé de marcher inlassablement dans son box… puisque aucun cheval ne s’éloignait d’elle. 🙂